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Crise bruxelloise : reprendre l’initiative depuis les luttes.

Texte de dialogue avec les camarades de la Gauche Anticapitaliste.

17/10/2025


Le dernier communiqué de la Gauche anticapitaliste (GA), publié le 7 octobre sous le titre « Bruxelles : face aux droites, reprendre l’initiative» (texte disponible ici), se veut une réponse à la crise politique régionale. Quinze mois après les élections, Bruxelles reste sans gouvernement et la droite tente d’imposer une trajectoire d’austérité brutale dans le sillage de la politique menée par l’Arizona. La GA y dénonce à juste titre le chantage néolibéral et l’impuissance du PS et d’Écolo. Mais à côté d’une radicalité anticapitaliste, le texte révèle, selon nous, aussi les limites d’une orientation qui reste essentiellement centrée sur un horizon institutionnel et qui peine à ouvrir une véritable perspective de rupture.


La GA décrit avec précision les symptômes : sous-financement structurel, austérité rampante notamment dans le secteur associatif, militarisation de l’espace public sous couvert de sécurité publique, etc. Ces constats sont justes et partagés par nombre de militant·es et syndicalistes bruxellois·es.


Mais dans l’analyse qui suit cette photographie très correct de la catastrophe sociale à laquelle nous faisons face, la GA déplace l’espoir politique de la sortie de crise vers les directions de parti et les structures de l’État, au lieu de partir des rapports de classe qui en déterminent le fonctionnement et les impasses.


Ainsi, la droite serait “brutale”, la gauche “impuissante”, le fédéralisme “inadapté”. Sur ce dernier volet, la GA évoque à juste titre la complexité institutionnelle et les limites du fédéralisme comme un facteur du blocage politique. Mais ce diagnostic reste centré sur les formes du pouvoir, plutôt que sur les rapports de classe qui en déterminent la nature. Or, le cœur du problème est que Bruxelles est une métropole dominée par le pouvoir économique des promoteurs immobiliers, du patronat et de l’écosystème des institutions européennes, dont les partis “de gauche” (PS et Écolo) gèrent loyalement les affaires depuis des décennies. Le fédéralisme belge n’est qu’une des formes prises par cette domination : il fragmente le mouvement ouvrier entre communautés et exprime la fonction de classe d’un État conçu pour défendre les profits des puissants plutôt que les besoins des travailleur·euses.


C’est dans ce cadre que la GA fait un pari stratégique sur une “sortie par la gauche”, c’est-à-dire par une proposition politique qui vise à défendre la perspective d’un gouvernement PS–PTB–Écolo, sous pression du mouvement social, mais avec l’espoir qu’une telle majorité parlementaire puisse rompre avec le carcan néo-libéral. Elle avertit par ailleurs : ”Encore faut-il que cette gauche manifeste une volonté de gouverner tout en allant la confrontation avec le fédéral, les marchés financiers et le patronat, et parvienne à se mettre d’accord sur un véritable programme de rupture anti-néolibérale, fidèle aux intérêts des classes populaires”.

PS et Écolo : gestionnaires de l’ordre bourgeois


Nous pensons que c’est là une erreur d’analyse majeure de la part de la GA sur ce que sont profondément le PS et Écolo. Nous pensons que ces partis ne “manquent” pas de volonté : ils remplissent une fonction politique, celle de gérer loyalement, depuis des décennies, l’ordre établi tout en tentant de canaliser la colère sociale. Tous leurs passages au pouvoir se sont traduits par l’austérité, la flexibilisation du travail, les privatisations, et par une complicité constante avec des politiques racistes, coloniales ou sexistes. 


(NB: il y a 3 mois, un réfugié palestinien, Mahmoud Ezzat Farag Allah, a été arrêté lors d’un entretien à l’office des Etrangers alors que le mouvement pour la Palestine qui se rassemble chaque semaine à la Bourse et dans lequel il était impliqué subissait de nombreuses interventions violentes par la police de Mr Close (PS). Mahmoud a alors été enfermé dans le centre fermé de Steenokerzeel, construit par un gouvernement PS, où il s'est suicidé le 7 octobre 2025)



À Bruxelles comme ailleurs, ces partis ont accompagné la transformation de la ville en laboratoire du capital immobilier et financier : plans de “revitalisation urbaine” favorisant les promoteurs, cadeaux fiscaux aux grandes entreprises, démantèlement progressif des services publics locaux, … Partout où ils sont aux manettes, notamment dans les services  publics, leurs mandataires politiques ont mené une politique anti-travailleur.euse.s en réduisant les effectifs, en nous brutalisant par le développement acharné d’un management toxique, en menant une politique antisyndicale violente, en appliquant la doxa néolibérale de chasse aux travailleur.euse.s malades, etc. La liste est malheureusement trop longue.


PTB : accompagner les luttes sans les organiser


Quant au PTB, seul parti politique avec une implantation réelle dans le mouvement ouvrier, il a une tendance forte à canaliser la colère sociale dans un cadre parlementaire étroit. Il est aussi présent dans plusieurs secteurs où des luttes importantes se sont développées ces dernières années. Chez Audi, par exemple, le parti dominait politiquement la délégation syndicale et comptait dans ses rangs un député ouvrier issu directement de l’usine menacée de fermeture. Cette position aurait pu lui permettre de jouer un rôle moteur dans l’organisation d’une résistance coordonnée nationalement contre les licenciements. Mais au lieu d’utiliser ce bastion comme point d’appui pour appeler à la grève et fédérer les luttes du secteur industriel, le PTB a limité son action à une politique de dénonciation parlementaire autour d’un moratoire sur toute fermeture d’usine automobile afin “d'établir avec l’ensemble des grands constructeurs européens et les syndicats du secteur un plan industriel”. Une stratégie qui s’est avérée perdante et qui a mené à la fermeture d’une des plus grandes entreprises bruxelloises sans aucune résistance à l’exception notable des ouvrier.e.s de la sous-traitance qui ont mené un combat héroïque sans aucun soutien des délégations syndicales de chez Audi ou du PTB.


De même, dans le mouvement contre le gouvernement Arizona, le PTB a pris une part visible aux mobilisations, en dénonçant le programme du gouvernement et en se présentant comme la principale force d’opposition parlementaire. Mais cette activité, essentiellement institutionnelle, n’a pas débouché sur le développement d’un plan de lutte concret. Le PTB refuse de jouer un rôle dans la nécessaire lutte contre les impasses stratégiques des directions syndicales. Il se range docilement derrière les bureaucraties syndicales et n’utilise aucunement ses positions pour pousser à la construction d’un véritable plan d’action offensif vers la grève générale reconductible ou pour développer par exemple une  initiative nationale reliant les différents secteurs en lutte (transports, fonction publique, éducation, culture, etc) où il est pourtant fortement implanté.


Enfin, dans le mouvement de solidarité avec la Palestine, le PTB joue un rôle indéniable : il participe aux manifestations, dénonce le génocide à la Chambre, relaie à contre-courant des arguments anticolonialistes et mobilise ses réseaux militants. Mais cette ligne reste à nouveau strictement défensive et orientée vers le parlement ou les institutions internationales. Le parti n’appelle pas à l’action directe dans les lieux de travail ou d’étude et ne cherche pas à stimuler l’idée d’une grève générale politique sur la question palestinienne comme les travailleur.euse.s italiens en ont montré la voie.


Ces exemples illustrent un trait constant : le PTB accompagne les luttes, mais refuse d’en faire un levier de confrontation. Il subordonne sa force militante et ses relais syndicaux à une stratégie de respectabilité parlementaire.


Les bilans du néo-réformisme


Les camarades de la GA se font, selon nous, des illusions qui ont déjà été testées et brisées ailleurs en Europe. Syriza (Coalition de partis de gauche et d'extrême gauche fondée en 2004) en Grèce en est l’exemple le plus tragique : arrivé au pouvoir en 2015 sur la promesse d’en finir avec l’austérité, le gouvernement Tsipras a capitulé face à la Troïka en moins de six mois. Malgré l’existence d’un mouvement social d’une puissance exceptionnelle avec des grèves générales, occupations et soutien international massif, Syriza a choisi de sauver l’euro et les banques plutôt que d’affronter résolument le capital. En appliquant elle-même les plans qu’elle avait juré de refuser, sa direction a détruit en quelques mois l’espoir d’une alternative de gauche en Europe.


En Espagne, Podemos a suivi la même trajectoire. Né de la révolte des Indignados, il incarnait l’idée d’une “gauche du peuple” rompant avec le bipartisme. Dix ans plus tard, en intégrant le gouvernement du PSOE, il a validé les budgets d’austérité, cautionné la répression en Catalogne et défendu la monarchie au nom de la “responsabilité d’État”. Le résultat : une démoralisation du mouvement social, un effondrement électoral et l’émergence de l’extrême droite espagnole avec Vox.


En France, le Nouveau Front populaire (NFP) s’est de son côté présenté comme un “rempart contre l’extrême droite”. Mais loin d’enrayer sa progression, il a surtout permis au PS de se refaire une santé politique après une décennie d’effondrement, et de retrouver un rôle central dans la gestion du régime. Depuis les législatives, ce PS “revitalisé” joue un rôle éminemment réactionnaire : en soutenant de fait les gouvernements Bayrou et Lecornu au nom de la “stabilité républicaine” et en attaquant le mouvement de solidarité avec la Palestine sous prétexte de lutte contre l’antisémitisme.

Ces trois expériences montrent que la logique du “bloc progressiste” même “sous pression d’un mouvement social” ne conduit pas à “une sortie par la gauche”, mais à la gestion rénovée du même ordre social. L’entrée dans les institutions sans rupture avec le capital s’est traduite par la démoralisation de notre classe et le développement de l’extrême droite. C’est pourtant sur ces forces ou leurs équivalents belges que la GA fonde aujourd’hui sa stratégie.


Reprendre nos affaires en main”


Une autre problématique selon nous dans cette approche, c’est que les camarades de la GA semblent réduire ici le “mouvement social” à un rôle d’appoint, chargé de “mettre la pression” sur des partis. Ce qui équivaut à une sorte de conception de lobbying social sur la gauche institutionnelle, où syndicats et associations servent de levier pour influencer le PS, Écolo ou le PTB, plutôt que de bâtir nos luttes et la perspective d’un pouvoir indépendant de la classe travailleuse. En ce sens, la formule “Reprendre nos affaires en main” sonne juste mais sans perspective de pouvoir depuis notre classe, elle reste un slogan creux. Le mouvement social ne peut pas se contenter d’être un simple levier de pression : il doit être l’acteur central, capable d’imposer ses propres priorités et de dicter le rythme de la lutte. 


Or nous pensons que Bruxelles n’est pas seulement une “région bloquée” : c’est d’abord une population prolétaire, diverse, racisée et féminisée présente dans les transports, la santé, le nettoyage, le commerce, la construction, la culture. C’est là que se joue la bataille. Le mouvement ouvrier doit reprendre l’initiative, non pour “peser” sur un futur gouvernement, mais pour préparer la confrontation. Cela suppose de s’organiser par en bas, en menant une politique de front unique avec les secteurs combatifs de notre classe en alliance avec les collectifs de sans-papiers, les associations du droit au logement, les mouvements antiracistes, féministes et écologistes autour d’un programme d’urgence et de rupture avec la logique capitaliste. C’est au travers d’un tel front que le mouvement révolutionnaire doit chercher à entraîner les militant·es du PTB pour dépasser le repli parlementaire et construire une unité d’action par la base. 

Il faut d’ailleurs souligner que de nombreux militant·es de la GA agissent déjà dans ce sens sur le terrain des luttes. Que ce soit depuis leurs délégations syndicales, dans les collectifs écologiques, antifascistes ou féministes, beaucoup mènent une politique cherchant à unir les secteurs en résistance. Ces pratiques sont un réel acquis pour les révolutionnaires à Bruxelles. C’est pour cela que nous partageons pleinement la volonté exprimée dans la “
Lettre ouverte aux syndicalistes et aux mouvements sociaux” de la GA de juin de renforcer et d’élargir des cadres comme Commune Colère comme espace d’auto-organisation et de front unique sur une base démocratique et de classe. 


Mais nous interpellons fraternellement les camarades de la GA : cette lettre ouverte reste aussi floue sur ce qu’elle entend par “front uni” ou “grande table ronde du mouvement social et des gauches politiques”. Faut-il comprendre un front unique ouvrier indépendant, ou bien la recherche d’une nouvelle majorité institutionnelle “autour d’un programme de transformation”, une sorte de front populaire revisité ? Cette ambiguïté est lourde de conséquences. La distinction est décisive : le front unique vise à unir pour combattre, tandis que le front populaire revient toujours à subordonner notre camp à la gauche institutionnelle.


Nous partageons l’objectif visant à “sortir de l’impuissance”, mais cela ne pourra pas se faire aux côtés du PS ou d’Écolo qui portent depuis quarante ans les politiques d’austérité, de privatisation et de répression. Nous appelons donc les camarades de la GA à tirer les bilans de ces expériences, en Belgique comme à l’international : ni Syriza, ni Podemos, ni le NFP n’ont ouvert de rupture, mais au contraire ils ont désarmé les luttes. La force du mouvement social réside dans sa capacité à s’auto-organiser, à imposer ses priorités et à préparer la confrontation de classe.

Pour une recomposition révolutionnaire !


C’est avec beaucoup d’humilité que nous écrivons ces lignes de dialogue avec les camarades de la GA. Nous venons nous-mêmes d’une organisation qui, sur la dernière période, a défendu des approches similaires, et nous essayons d’en tirer les bilans. Pour Rouge!, face à la faillite du réformisme, la tâche n’est pas de “rassembler la gauche” sociale-démocrate, réformiste ou même anticapitaliste, mais de recomposer un pôle révolutionnaire ancré dans les luttes. Cela implique de construire une organisation de travailleureuses, féministe et internationaliste, capable d’articuler intervention dans les luttes, auto-organisation et perspective de pouvoir.


Bruxelles pourrait être un laboratoire de cette recomposition : unifier les forces issues des luttes, des syndicalistes combatifs et des courants révolutionnaires, pour affronter ensemble le rouleau compresseur de l’Arizona. La GA a raison de vouloir “rompre avec l’austérité”, mais l’urgence de la situation nous pousse à aller beaucoup plus loin : il faut rompre avec ceux qui la mènent, et construire une force révolutionnaire indépendante. Nous sommes convaincu.e.s que c’est ainsi que nous pourrons vraiment reprendre l’initiative depuis notre camp social.


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